Renault Etoile Filante

Mission accomplie

L’histoire de l’Etoile Filante, voiture de record de vitesse de Renault, ne débute pas dans les bureaux de Boulogne-Billancourt, mais dans ceux de Turbomeca, une société spécialisée dans les turbines destinées à l’aviation. Au milieu des années 50, cette société a battu plusieurs records avec des moteurs à turbine dans des hélicoptères et de petits avions. Alors, pourquoi pas dans une voiture ?

C’est suite à cette question que Joseph Szydlowski, directeur et fondateur de Turbomeca, prend contact en octobre 1954 avec Pierre Lefaucheux, son homologue à la Régie Nationale des Usines Renault, à qui il propose une association : Renault développera une voiture de record, tandis que Turbomeca fournira la turbine. Lefaucheux est emballé par l’idée. Dès le 23 novembre, il décide de créer un département spécial dédié à ce projet, afin de briser les records du monde de vitesse. 

En charge des essais

Lefaucheux a réuni quelques brillants cerveaux, dont Fernand Picard, le directeur du service développement. On trouve aussi Albert Lory, qui a développé en 1927 une voiture de record à 8 cylindres pour Delage, ainsi que Jean Hébert, un ingénieur et pilote qui sera en charge des essais et prendra le volant lors de la tentative de record finale. Turbomeca soutient bien sûr aussi cette aventure.

Plus vite

Le développement d’une voiture de record est évidemment un grand défi : les modèles de série produits par Renault ne dépassent pas à l’époque la vitesse de 160 km/h ; or, il faudra aller bien plus vite pour battre des records… D’un autre côté, la tâche est plus facile que le développement d’une voiture de série, puisque l’on n’a pas ici de contraintes concernant la production, le prix de revient ou le volume sonore, par exemple. Le seul objectif, c’est la vitesse ! Selon les premiers calculs, pour atteindre une vitesse d’environ 300 km/h, il faut une turbine d’une puissance d’environ 270 ch. Les développeurs étudient aussi la taille idéale des pneus et le manufacturier Dunlop apporte son aide au projet. Les roues doivent tourner entre 2.300 et 2.500 tr/min, tandis que la turbine atteindra elle un régime de 28.000 tr/min. Il en résulte un rapport de démultiplication de 1 pour 11 ou 12.

Le gros avantage, c’est que la transmission est directe et à rapport unique. Il n’y a pas besoin d’embrayage ni de boîte de vitesses. Il est par contre capital que les engrenages soient suffisamment refroidis par huile. Une fois les caractéristiques techniques définies, il faut se pencher sur la forme et l’architecture de la voiture. En fait, la construction n’est pas très compliquée : la puissance passe par les roues arrière, sur lesquelles sont posées la turbine et la transmission fixe. Le pilote (avec son volant et ses pédales) est placé entre le train avant et la turbine arrière, protégé par une paroi anti-feu. La voiture affiche un empattement de 2,40 mètres, tandis que la largeur des voies avant et arrière est de 1,26 mètre. Après les calculs théoriques, place à la construction d’une maquette à l’échelle 1/5e.    

Soufflerie

La carrosserie dessinée évoque l’univers de l’aviation. Qu’on la regarde de devant, de derrière ou de côté, on remarque que la voiture a une forme elliptique. On voit aussi que la carrosserie recouvre les roues. Une première maquette à l’échelle 1/8e est construite et testée dans la soufflerie du laboratoire Eiffel. Les mesures indiquent que le Cx (coefficient aérodynamique) de cette Etoile Filante est d’environ 0,18, voire de 0,15 avec la carrosserie fermée prévue au départ. Les résultats du premier test en soufflerie fournissent des informations importantes permettant de corriger quelques détails.  La forme finale s’apparente à une ellipse idéale, un dessin souvent utilisé dans le monde de l’aviation. Suite aux résultats du test en soufflerie, on construit un modèle grandeur nature en argile, qui servira de base pour construire les moules de la carrosserie finale. Le projet avance très vite : le premier dessin définitif de l’auto est réalisé le 5 avril 1955 ; le modèle grandeur nature en argile est réalisé le 30 juin ; et la première carrosserie finale a été livrée le 31 août au centre technique de Rueil. Pour gagner du temps, l’énorme force de frappe technique du groupe Renault est mise à contribution. Les différents départements fournissent les pièces nécessaires, souvent produites à la main. Et au matin du dimanche 29 avril, l’Etoile Filante est prête, bien qu’elle n’ait pas encore de carrosserie.

La carrosserie doit être réalisée en polyester. Une technique qui n’est pas encore fort répandue au milieu des années 50. Et il n’est alors pas encore possible de réaliser des matériaux porteurs dans cette matière ; des squelettes métalliques restent donc indispensables. La carrosserie se compose de 15 pièces en fibre de verre, dont certaines peuvent être ouvertes ou enlevées. Les parties mécaniques sont donc facilement accessibles. Certaines pièces sont collées, d’autres rivetées. Une fois formée dans un moule, la polymérisation de la carrosserie dure 12 heures, auxquelles s’ajoutent 6 heures dans un four à 80 degrés. Renault a appris beaucoup de cette expérience et s’en inspirera plus tard pour la production de pièces en série. La carrosserie de l’Etoile Filante doit être à la fois très rigide et très légère (et produite très rapidement), ce qui a impliqué de la créativité de la part de tous les acteurs. Plusieurs solutions innovantes ont été appliquées. Ainsi, le châssis-cadre est réalisé en tubes d'acier au chrome-molybdène et assemblé de deux manières : par soudure classique et par soudure bout à bout.  

Magnésium

Petit à petit, l’équipe voit le bout du tunnel. L’Etoile Filante reçoit des roues Jaguar de 17 pouces, façonnées en magnésium avec jantes en duralumin, chaussées de pneus fournis par Dunlop (Racing 6,50 x 17). Les quatre disques de freins proviennent aussi de chez Dunlop et furent testés par Jaguar lors de l’édition 1954 des 24 Heures du Mans.

Puis, il y a bien sûr le fameux moteur à turbine de chez Turbomeca. Les avantages de cette technique pour un record de vitesse sont nombreux : un moteur à turbine est relativement simple, offre un couple élevé, ne nécessite pas de boîte de vitesses, permet de contenir le poids, et fonctionne sans vibrations. Ce moteur se compose entre autres d’un générateur de gaz tournant à 35.000 tr/min, produisant un gaz chaud qui alimente la turbine de travail, délivrant elle 270 ch à 28.000 tr/min. la turbine devait au départ tourner à l’essence, mais c’est finalement le kérosène qui a été choisi comme carburant. Un réducteur ramène le régime à 2.500 t/mn pour la liaison aux roues, faisant office de boîte de vitesses.

Aller de l’avant

Les tests ont commencé alors que la voiture n’avait pas encore de carrosserie. Le premier essai s’effectue à l’arrêt : l’avant de la voiture est plaqué contre un mur, tandis que les roues arrière sont soulevées au moyen d’un cric. La turbine est lancée dans un bruit assourdissant. Elle grimpe à 20.000 tr/min lors du premier test. Au 5e test du jour, les roues tournent dans le vide à une vitesse correspondant à 260 km/h sur piste. Le 17 mai, l’Etoile Filante est totalement prête et elle roule un jour plus tard sur la piste d’essai de Renault à Lardy, toujours sans carrosserie. Jean Hébert effectue les premiers tests et constate qu’il faut anticiper de quelques secondes les réactions d’une voiture à turbine. Il y a un certain décalage lorsque l’on pousse et relâche les gaz. Plusieurs ajustements sont apportés, au moyen d’instruments de mesures modernes et de caméras.  

Le 5 juin sont effectués les premiers essais avec carrosserie, sur le circuit de Montlhéry. Seize tours sont bouclés à une vitesse inférieure à 200 km/h. La suspension n’est pas épargnée sur cette piste très ferme et, de retour à l’atelier, on modifie le diamètre des barres antiroulis. Nouvel essai le 12 juin, sur la même piste. Et, alors que la voiture était connue jusque-là sous le nom de code 7367 ou sous l’appellation de « voiture à turbine », elle est officiellement baptisée « Etoile Filante ». Sur le nez de sa carrosserie bleue, on aperçoit la représentation graphique d’une étoile filante. On note aussi des bandes de couleur bleu/blanc/rouge sur les flancs, qui se rejoignent à l’arrière en formant un « V ». Sans oublier le nom « Etoile Filante » écrit sur les deux ailes arrière. Fernand Picard est satisfait de la deuxième session d’essais et estime qu’il est désormais temps de présenter sa voiture à la presse française et étrangère. C’est chose faite le 22 juin 1956, à Montlhéry. Jean Hébert plonge dans l’étroit cockpit et effectue 5 tours de démonstration, à 200 km/h. Le sifflement de la turbine fait forte impression. Après un bref arrêt, la voiture repart pour 7 tours rapides, sous les yeux des journalistes. Dans les lignes droites, l’engin pointe entre 210 et 220 km/h. Après cette présentation réussie, l’Etoile Filante est embarquée sur plateau dans le show-room des Champs-Elysées, où elle sera exposée au public du 22 au 26 juin sur un podium tournant. 

Peinture fraîche

Ensuite, plusieurs circuits sont arpentés. Le 1er juillet, le public découvre l’Etoile Filante en marge du Grand Prix de l’Automobile Club de France, sur le circuit de Reims. Fin juillet, le drôle d’engin fait une halte à Monza, où il atteint pour la première fois les 250 km/h. L’Etoile Filante pèse 972 kilos à vide et 1.156 kilos avec le plein de carburant et le conducteur à bord. Le train arrière supporte 613 kilos, soit 53% du poids total. Posée sur ses bons pneus, la voiture colle à la route et semble insensible au vent latéral. En août, pas de vacances pour l’équipe de développement ! Des modifications doivent être faites sur la carrosserie pour améliorer l’aérodynamisme. Le temps presse : l’Etoile Filante doit bientôt être prête pour sa tentative de record sur le lac salé américain. Toutes les pièces sont à nouveau inspectées et le 13 août, la voiture s’offre une nouvelle peinture.

Quatre jours plus tard, c’est le grand départ : l’Etoile Filante se rend de Rueil au Havre et embarque sur l’un des bateaux Liberty Ships de Renault. La voiture est protégée dans une boîte construite spécialement pour le voyage. Cette boîte est placée sur un camion Renault et un autre camion transporte toutes les pièces de rechange (roues, pneus, deuxième turbine, etc.). Albert Lory fait aussi le voyage sur le bateau, tandis que Jean Hébert se rend en avion à Daytona, en Floride, pour voir s’il est possible de réaliser des essais sur la fameuse plage locale. Malheureusement, les marées ont transformé la plage en champs de bataille ! L’équipe décide donc d’établir la tentative de record à Salt Lake, un endroit idéal en cette saison.

La voiture et le matériel arrivent dans le port de New York le 23 août. Les 3.200 kilomètres restants vers Salt Lake doivent être bouclés par la route, en camion. L’équipe technique suit en avion ou en train. Elle comprend le pilote, trois monteurs (dont un spécialiste du moteur à turbine), ainsi que le chef du département pneumatiques de Dunlop et son monteur. Le camion arrive le 29 août à Wendover, un petit village situé à 7 miles de distance du lac salé. L’Etoile Filante est sortie indemne de ce long voyage. Reste à décharger les pneus et à faire le plein d’huile et de carburant.

Douze personnes

Le Salt Lake est un véritable lac, rempli d’eau durant la plus grande partie de l’année. Mais en été, l’eau s’évapore sous la chaleur et il ne reste plus que du sel. La surface est aussi lisse que celle d’un lac de glace. Il est préférable de rouler là entre mi-juillet et septembre. Le revêtement ressemble aussi à de la glace, mais offre l’adhérence d’une route classique.

Le 4 septembre 1956, c’est le grand jour ! En tout, 12 personnes sont présentes pour la tentative de record. Le lac se situe à 1.300 mètres d’altitude, ce qui fait perdre 15% de puissance à la turbine. Mais d’un autre côté, la résistance de l’air est plus faible. Du garage de Wendover où elle a passé la nuit, l’Etoile Filante est remorquée par un pick-up Ford jusqu’au lac salé. Dans la benne du pick-up s’entassent les roues qui seront utilisées pour la tentative de record, ainsi que la partie avant amovible de la carrosserie.

Un convoi plutôt basique pour un projet impliquant autant de professionnalisme… La distance de piste utilisable dépend de la période de l’année : en septembre, seuls 12 kilomètres sont praticables pour la tentative de record. On ajoute à cela 3 kilomètres de lancement et autant de ralentissement, ce qui fait donc en tout environ 20 kilomètres de distance. L’appareillage de mesures est fourni par l’American Automobile Association (AAA) et c’est monsieur Ruffin, de la FIA, qui est responsable de la validation du record. Jean Hébert s’installe à bord de la machine et effectue un trajet de reconnaissance sur les pneus qui ont servi au transport. Il est satisfait, tout fonctionne parfaitement. Les pneus « grande vitesse » sont montés sur la voiture et Hébert multiplie les passages, augmentant progressivement la cadence. Mais l’auto semble ne pas vouloir monter au-delà de 260 km/h... Retour au garage, où le monteur de chez Turbomeca change une pièce. Pendant ce temps, on refait le plein de l’Etoile Filante tout en observant les mesures effectuées. Jean Hébert constate qu’il ralentit la voiture trop tôt, ce qui ne permet pas d’atteindre la vitesse maximale. Il effectue une nouvelle tentative. Après plusieurs essais, le compteur accroche les 300 km/h ! L’appareil de mesure officiel indique 300,5 km/h sur un kilomètre et 271 km/h sur un mile. Pourquoi une telle différence ? Il semble que le mile calculé lors de la mesure de l’itinéraire soit 170 mètres trop long. Bref. La barrière des 300 km/h a été franchie aux environs de midi, à une température de 50 degrés au soleil. La voiture et son escorte retournent au garage de Wendover pour quelques ajustements. On note par exemple que les ouïes d’aération pour le pilote sont inefficaces et on les condamne. L’Etoile Filante bat finalement 4 records mondiaux de vitesse dans la catégorie des voitures à turbine de moins de 1.000 kilos : le kilomètre lancé (à 306,905 km/h), le mile (307,681 km/h), le 5 kilomètres (308,853 km/h) et le 5 miles (300,400 km/h).

Au Plaza Hôtel

Jean Hébert est si enthousiaste qu’il est convaincu que l’Etoile Filante peut atteindre les 330 km/h. Le lendemain de grand matin, l’équipe est de retour sur le lac salé. La température est moins élevée, ce qui est favorable pour un nouveau record. La voiture s’élance peu après le lever du soleil. Jean Hébert pointe à 322 km/h et se voit déjà franchir la barre des 200 miles à l’heure pour établir un fabuleux record. Mais il y a un problème dans le sens du retour ! Le pilote voit que la température de la transmission atteint 120 degrés. Hébert lève alors le pied de l’accélérateur et l’Etoile Filante revient calmement au point de départ, pratiquement en roues libres. On pense alors changer le réducteur qui sert de transmission. C’est faisable, puisque l’équipe a apporté dans ses cartons une voiture presque entière en pièces détachées. Mais après avoir calculé le coût de l’opération et du prolongement du séjour de l’équipe, les hommes décident de faire leurs valises, en s’estimant déjà très contents des records établis. L’Etoile Filante part alors immédiatement pour New York, où une présentation est organisée au Plaza Hôtel. Ensuite, le public américain fait connaissance avec cette étrange voiture française dans le show-room de Renault Selling Branch. Bien que le potentiel de l’Etoile Filante n’ait pas été totalement exploité, les records ont tout de même été améliorés de 60 km/h. Renault a donc gravé son nom sur un nouvel échelon de l’histoire automobile.

Et, en septembre 1956, l’Etoile Filante a bien sûr brillé sur le stand Renault, lors du salon de Paris. Puis, elle a quitté les Champs-Elysées pour faire une tournée de représentation dans plusieurs usines Renault.